lundi 31 décembre 2012

L'amour silence

   
   Amoureux. C'est le premier rendez-vous avec les mots qui manquent. [...]
Dès les premiers instants où nos regards se croisent ainsi, nous savons que nous creusons l'impossibilité de nous rencontrer davantage. Jamais un sourire. Une longue interrogation plutôt, et l'idée partagée qu'il s'agit là d'une rencontre absolue et condamnée. Par orgueil peut-être. Lequel de nous deux pourrait parler après un tel silence?
   Au fil des jours, un renoncement devrait succéder à ce questionnement sans avenir. Mais non. Nous avons besoin d'avancer indéfiniment dans ce mystère-là, qui ne nous promet rien, et nous éloigne. Plus il y a ces regards, et plus les mots deviendraient dérisoires. [...]
   L'amour silence. Je ne fais que découvrir ce pays attirant et douloureux où je vais vivre longtemps. [...]

   Je suis écrivain, là, dans ces phrases que je n'ai pas su prononcer. Non parce que j'ai traversé quelques années l'amour silence, mais parce que ma réponse aura été l'écriture. C'est tellement fort d'être amoureux ainsi. Ensuite... L'écriture est toujours la traduction d'un manque, d'une fêlure, une façon de déplacer les atomes de la réalité. Parmi ces manques, l'amour silence reste une douleur déterminante. Être sûr à la fois que la rencontre qui changerait tout est là, mais qu'elle ne se fera pas en raison même de sa perfection, c'est sentir vraiment le pouvoir des mots, avec la mélancolie de se dire qu'ils viennent toujours trop tard. Plus tard, j'oserai des phrases maladroites, je rencontrerai d'autres filles et rien ne sera parfait. Mais je n'en tirerai pas la conclusion que les absences de rencontre de l'amour silence eussent été pareillement bancales. Celles-là sont à tout jamais parfaites, puisqu'elles n'ont pas connu les mots ratés. Il y a donc des mots à réussir. Des mots que le trop tard invente. Des mots d'amour silence.

(Philippe Delerm, Écrire est une enfance, Albin Michel, 2011)

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