jeudi 1 novembre 2007

La lettre


Intérieur soir. Un bureau près d'une fenêtre. Aucun papier ni crayon. La surface de travail est lisse; comme inutilisée. Éclairage tamisé et concentré sur cet espace.
Une femme, assise à quelques pas de là. Dans la pénombre. Semble tenir une feuille à la main. On comprendra plus tard qu'il s'agit d'une lettre et qu'elle n'en est pas vraiment la destinataire.


(...) toute la matinée. Je me suis assise sur les marches dures du perron dans l'espoir de l'apercevoir plus vite. J'ai guetté sa venue comme on guette le retour d'un bateau parti en mer de longs mois et rapportant à son bord des trésors précieux et des hommes à moitié oubliés. J'ai guetté. Je suis resté assise le dos bien droit. Patiente. Fière aussi.
J'ai vu passer la mère Coussigny avec ses trois enfants. Ils se tenaient tous par la main et formaient une longue barricade sur le trottoir. Ils avançaient de front, inséparables, prêts à affronter tous les dangers, unis par les liens indéfectibles de la famille. Mus par cette force invisible, ils avançaient le pas léger, la tête haute, sifflotant des comptines familières. J'ai cherché au fond de ma mémoire un souvenir de cet ordre. Petite, je marchais souvent derrière les grandes personnes, traînant un peu les pieds, les poings calés au fond des poches. Quelques fois, il m'arrivait de courir seule en avant. Je m'amusais alors à m'égarer. Je m'engageais dans différents sentiers sans regarder derrière moi. J'escaladais des troncs morts, traversais des buissons ou m'enfonçais dans les herbes hautes et les clochettes violettes. Je n'allais jamais bien loin cependant: le bois était petit. Impossible de vraiment s'éloigner. Les voix des mes oncles et tantes me parvenaient sans cesse. Je les retrouvais, bien malgré moi, au détour d'un bosquet.
Nous ne marchions jamais de front.

Mis à part la mère Coussigny et ses trois enfants, il n'y avait personne ce matin sur la rue Jean Jaurès. La pluie y était sans doute pour quelque chose.
Je n'avais pas de parapluie. Je suis restée assise, toute la matinée, le dos bien droit, à l'attendre.
J'écoutais le bruit de la pluie s'écrasant contre mon imperméable de plastique. Ce même imperméable que je portais sur le ferry qui reliait Douve à Calais lorsque je t'ai rencontré. Le ciel était gris poussiéreux. On ne voyait pas la côte. Il n'y avait personne sur le pont. Personne à part toi: petit point rouge au milieu de la tristesse du jour. Tu n'avais même pas rabattu la capuche de ta veste. Trempé jusqu'aux os, tu regardais cet horizon invisible bien en face. Et tu souriais.
Je t'ai aimé à l'instant même où ma peau est entrée en contact avec la tienne. J'avais replacé une mèche de tes cheveux qui te tombait devant les yeux. "Tu ne veux pas manquer un bout du voyage, n'est-ce pas?" avais-je murmuré.
Ce jour-là, nous avons traversé la Manche quatre fois. Sur le même bateau. Le contrôleur ne nous a pas fait payer notre dernier billet. Te souviens-tu? Probablement qu'il comprenait que la mer était notre refuge, notre cocon. La quatrième fois, la nuit était tombée. La pluie n'avait cependant pas cessé. "On ne voit plus rien" as-tu dit. "Rentrons". Je t'ai suivi sans prononcer une parole. Je me sentais en confiance. Et toujours en silence, nous avons fait l'amour sur la banquette arrière d'une voiture abandonnée au deuxième sous-sol.
Lorsque les hauts-parleurs ont annoncé notre arrivée prochaine au port de Calais, tu t'es séparé de moi avec regret. Tu as de nouveau enfilé ta veste rouge. Mais, cette fois-ci, avant de regagner le pont, tu as rabattu la capuche sur ton front.

J'attends. Assise sur les marches de pierre, je fixe l'horizon, le dos bien droit. Cela fait 54 matins. Le manque n'a jamais été aussi fort qu'aujourd'hui. Je désespère d'avoir des nouvelles de toi.
Où es-tu? Pourquoi n'as-tu jamais écris? Que voulaient dire ces quatre traversées? Ce ne pouvait être qu'un simple jeu. Je ne peux pas le croire. Je ne veux pas.
Je te le demande encore une fois. Je veux comprendre. Je t'en prie. explique-moi!
Je reste assise sur ces marches de pierre en attendant une réponse qui ne vient pas. J'aimerais faire autre chose, penser à autre chose. J'aimerais pouvoir quitter ce perron froid. Mais mon corps semble prisonnier...

(sa voix s'éteint. elle retourne l'enveloppe)

Je me suis assise sur les marches du perron pour t'apercevoir plus vite. J'ai guetté ton retour comme on guette un bateau. Je suis resté assise le dos bien droit. Patiente.
Tu n'es toujours pas revenue. Cela fera 7 jours demain.
Le facteur m'a remis cette lettre en personne ce matin. Ce n'était pas la première fois pourtant qu'il te rendait une de tes lettres, avec une grosse étampe rouge sur le devant: retour à l'envoyeur. Il devine peut-être qu'il s'agit de ta dernière lettre. De celle que tu as écrite avant de...

Où es-tu? Je reste assise sur ces marches de pierre en attendant une réponse qui ne vient pas. J'aimerais pouvoir quitter ce perron froid...

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